Samedi dernier lors du colloque sur la clinique du sens, je me suis hasardé à poser la question suivante à ma collègue, et néanmoins amie, Marie laure Colonna. Est-ce que la société actuelle est en « nigredo » ou en « citrinitas » ? A l’attention des non-initiés on peut préciser  qu’il s’agit de deux phases du processus alchimique. La première et la troisième. L’œuvre au noir est la plus redoutable de toutes. Elle inaugure un processus. Disons qu’en s’ouvrant aux aspects compensateurs et révolutionnaires ou disruptifs de l’inconscient, parce qu’on a le désir de « changer la vie » et qu’on souhaite ardemment un monde plus juste, on peut rencontrer dans un premier temps plutôt le chaos de forces déchainées. C’est alors comme traverser le « pot au noir » des grands navigateurs. Temps de tourmente et de destruction, les cadres anciens craquent et le désordre s’installe, dont on ne s’apercevra que plus tard qu’il apportait aussi les germes d’une évolution créatrice. 

Sur un plan collectif ce sont toujours les plus faibles et les plus carencés qui font les frais d’une « nigredo ». Comme n’a pas manqué de le relever notre récent prix Nobel Philippe Aghion en nuançant les conclusions de  son inspirateur, l’économiste Joseph Aloïs Schumpeter (1883-1950).

Sur un plan personnel ou individuel la « nigredo » correspond à une descente aux enfers. Il importe d’ailleurs que celui ou celle qui guide le patient qui s’est aventuré dans de tels mondes de l’âme se souvienne que, selon le mythe, cette catabase est suivie d’une résurrection.

La « citrinitas » est moins brutale. Mais elle peut être tout aussi bruyante comme on va le voir. Elle achève, dans tous les sens du terme, une phase de mise en ordre, de construction et d’idéalisation dite œuvre au blanc ou «  albedo ». En principe, ou en théorie, cette dernière se traduit par l’acquisition d’une plus grande lucidité, et par des pratiques et des jugements marqués par la recherche de la vérité. C’est-à-dire  qu’on ne passe pas son temps à rendre l’autre responsable de ce qui nous arrive. « L’alter » n’est plus forcément le grand Satan. Les exagérations sont moindres. Le sentiment d’injustice qui peut nous habiter desserre son étreinte. On sait davantage ce qu’on veut et ce dont on ne veut pas. Les « relations d’objet » sont mieux ajustées. 

Selon une perspective générale on peut dire qu’à ce moment-là on a tout de même déjà reçu beaucoup :  la vie d’abord bien sûr, quelques protections et systèmes de redistribution, l’exemple ou la guidance des aînés, la richesse éventuelle des traditions, et parfois  la gratuité des transports (par exemple lorsque la thérapie est prise en charge par la société, ou tout le reste, y compris les cures thermales, par la grâce de la Sécu).

Bref ce n’est pas qu’on nage dans l’équanimité, l’ataraxie et la béatitude au terme d’une « albedo » mais tout de même ça va bien mieux qu’au début, lorsqu’on s’attelait à la construction ou à la reconstruction d’une personnalité, d’une maison intérieure, d’un corps de doctrine, d’une philosophie, ou d’une constitution politique et d’une organisation sociale justes et pérennes. Mais c’est sans doute trop bien ou pas assez bien pour qu’on s’en contente. Ce n’est jamais assez bien ? Est-ce qu’on se lasse de la  paix ? Celle-ci ne nous semble t’elle pas factice quand elle reste imparfaite ou quand ça ne bouge pas assez ? 

Le sentiment d’insatisfaction  que l’on ressent peut venir d’une sorte de haine de soi On s’en veut de ne pas dépasser les autres, ceux qui restent dans la glaise de leurs complexes, ou au contraire de les dépasser. Ou l’on s’en veut peut être de commencer à jouir de bienfaits qu’on a pas acquis de soi-même et ne semblent pas tout à fait mérités. A moins qu’il ne s’agisse de sentiments d’envie et de méfiance envers autrui. On lui en veut alors pour d’innombrables  raisons. Bref c’est comme si tout le travail effectué jusque là n’avait servi à rien. La litanie des doléances reprend de plus belle. 

Mon analyste est nul, l’Etat est nul, le gouvernement est incapable. 
La « citrinitas » vécue au niveau personnel s’accompagne de découragement, de lassitude d’ennui. On pense que plus rien n’a d’intérêt, qu’il a été vain de croire et d’espérer. Quand elle affecte une société fleurissent les habituels slogans : « Tous pourris ». Et puis c’est vrai que tout alors se décompose. La « citrinitas » c’est un temps de pourriture, comme en automne ou parce qu’on avait pas encore le savoir-faire pour cueillir les fruits à temps. Alors que dire et à quoi bon !? Tout est vanité.

C’est pourtant à ce moment là qu’il faut maintenir le cap et ne pas lâcher l’affaire, tenter de  mobiliser des ressources nouvelles, voir ce qui peut s’inventer naturellement, être dans le non-agir, c’est-à-dire non pas prostré dans un transat  ou sur le canapé mais dans le bon tempo, ne se remuer qu’à bon escient.

Revenons à l’actualité (franco française au minimum). Pour changer !. Sommes-nous en « citrinitas »  ou en « nigredo » ? Une bande de hâbleurs et de roublards prêts à défendre des mesures auxquelles ils ne croient pas  un seul instant, bien  décidés à se parjurer pour la bonne cause, soucieux de ce qu’ils appellent la stabilité (c’est-à-dire une chute un peu plus lente mais inexorable) ou pire : la justice sociale (comme si elle allait être garantie par un système qui ne fonctionne plus).
Ces compromissions assez habituelles depuis longtemps pourraient susciter l’indignation. Oublié le souci de la vérité. Le Réel doit se plier à l’idéologie ! (Comme dans les totalitarismes). Ils continuent donc d’annoncer les noces de la jeune fille.  Sauf qu’ elles ont déjà eu lieu déjà quarante-cinq ans plus tôt. Et encore, à cette époque il s’agissait plutôt du remariage de la mère. (1981) Ou de déplorer qu’elle n’ait pas la bonne couleur dans un festival de populisme et de démagogie.. Mais de toute façon le beurre manque pour couvrir les tartines, comme l’insinuait en son temps Jean Pierre Chevènement. On le sait d’ailleurs. On se sent mal. On se voile la face. De l’honneur dans toutes ces proclamations ? Oubliez. C’est une catégorie désuète ! 

En fait on organise plutôt la mise à mort  de ce qui a fait la force d’une société, l’intelligence collective, la capacité à mobilisation des énergies, la responsabilisation de ceux qui la font vivre, l’éducation, etc. 

Je m’autorise  à dire  que cette société, française en l’occurrence, arraisonnée par son actuelle classe politique, ou arrimée à elle, est en état de « citrinitas ». Pour justifier une telle affirmation je préciserai d’abord que selon l’analyse faite par Hanna Arendt(1)  une autre conception de l’Histoire doit être mise en avant. Selon laquelle on peut croire que ce ne sont pas des individus singuliers, ni des groupuscules, et même pas des mouvements de plus grande envergure qui la font, cette Histoire avec un grand H. Certes quelques députés déshonnêtes ou bizarrement convaincus, acoquinés à de valeureux plumitifs, jouent la montre, créent le spectacle et  amusent la galerie. Peut- être mériteraient ils le goudron et les plumes ? Je les tiens pourtant pour demi responsables. Ils ne sont que l’écume d’une vague plus profonde qui ne leur doit pas grand-chose. 

L’Histoire est un processus.(2) Telle est en tout cas plutôt la conception moderne des penseurs après Hegel, différente donc de celle des anciens, grecs et romains qui célébraient surtout les hauts faits d’arme et tout ce qu’un homme peut faire de remarquable qui le rapproche de l’immortalité. Telle est, me semble t’il, aussi  la conception de Jung : l’inconscient est un processus qui nous traverse et nous entraîne. (3) Les redonnes archétypiques vivifient les hommes  mais les archétypes peuvent aussi s’emparer d’eux. Les cartes sont entre les mains d’un Autre. Ainsi, à la faible hauteur de la politique politicienne, nos élus, assez représentatifs de ce que presque tous nous sommes, ne font que commenter et aggraver ce qu’ils subissent : cette dynamique du désaveu. On peut difficilement expliquer autrement l’irrationalité patente de leurs conduites et des discours actuels. 

En analyse on a le devoir de s’arrimer à l’inconscient, de se tourner vers l’intériorité, de plonger dans les grandes vagues, fut-ce avec des bateaux plus ou moins bien dessinés par des chantiers de course au large, de tenir compte de ce processus afin de ne pas être seulement  traîné par lui. Et puis la « citrinitas » est  un moment où l’on ne peut plus planer. Il importe de s’occuper de l’essentiel, de la survie, et des choses simples. Peut-on demander la même chose à des décideurs très extravertis, idéologues  et spirituellement peu cultivés ?

Un des sens de la « citrinitas » est de passer d’une intelligence théorique , d’une foi plus ou moins aveugle, d’une position de principe, à quelque chose de plus sensible, pesant, et réel. Cela va permettre ensuite de bien ressentir et de mieux mettre en œuvre ce qui doit s’incarner, de toutes nos forces, et même si elles sont limitées, lors de l’étape finale de la «  rubedo », la fameuse œuvre au rouge. On doit donc se déprendre du monde des idées pures. Lors de l’œuvre au jaune les croyances s‘affadissent, les positions théoriques s’effritent et les idéologies ne surnagent plus que dans un état d’ épuisement. Certains fanatiques   hurlent encore, d’autres  font semblant d’y croire un peu. Leurs manifestes sont comme le vieux papier collant qu’on utilisait pour attraper les mouches ; il est toutefois possible que ça marche encore une fois de plus avant la désillusion finale car les résistances ont la vie dure. En analyse elles se maintiennent d’autant plus que le transfert patine. Dans la vie politique lorsque la légitimité du prince est mise en doute. 

Sur le plan de l’évolution de la personnalité, de la réalisation de soi ou de celle du Soi la « citrinitas » peut être un moment de ressourcement intérieur, mais aussi de retour au corps et au naturel. On retrouvera alors plus sensiblement  la « terre intérieure ». Cela permettra  ensuite qu’on ne se pose plus sempiternellement la question : « qu’as-tu fait de tes talents ». Mais on sera moins tenté d’exagérer ceux-ci ou de se fixer des objectifs irréalistes que l’on peinerait à concrétiser.  La couleur jaune amorce une reprise réaliste de soi, et un réajustement de l’esprit avec le corps. 

En politique le processus « albedo-citrinitas-rubedo » exigerait
- qu’on revienne à la terre, aux conditions très concrètes d’existence, qu’on cesse les paillettes et les grands travaux de prestige pour faire de l’aménagement du territoire,
- que l’argent ait de la valeur, corresponde au mérite et à l’effort, que la responsabilité individuelle soit première, 
- qu’on prenne soin du corps avec une politique de santé publique moins dépensière et  fondée sur l’éducation
- qu’on se méfie au plus au point des solutions radicales fondées sur des croyances.
Qu’elles portent sur les vertus de la mondialisation, correspondent aux mirages de l’intelligence artificielle (dont il faut cependant respecter les possibilités), ou à  une technologisation croissante dont on aurait pas évalué les couts externes (les modes de calcul des comptabilités nationales sont discutables) 
- qu’on ne rêve plus de lendemains qui chantent hors de tout bon sens. etc  

Le « bordel » actuel va évidemment se solder assez douloureusement mais il est probablement nécessaire pour réajuster nos comportements, nos modes de communication et de consommation. La cacophonie actuelle de la cour du roi Pétaud et les modes élégiaques prendront fin devant l’urgence. Mais la sortie de crise et la fécondité de l’actuelle « citrinitas » posent des exigences. Il ne sera possible d’éviter le totalitarisme d’extrême gauche, d’extrême droite ou d’extrême centre que si les plus grand nombre préfère la responsabilité et la vérité à la torpeur et à la servitude volontaire. Est-ce qu’une telle direction sera ensuite appuyée par l’inconscient ?

Dans mon train du retour, après le colloque, le wagon était mal éclairé, un individu assez malfaisant téléphonait haut et fort dans un dialecte qui n’était pas précisément basco béarnais, occitan ou breton. Mon rappel à l’urbanité réitéré une fois a fini par lasser son aversion manifeste pour l’autorité. Il m’avait dans un premier temps objecté qu’il avait le droit d’utiliser ainsi son portable parce que le contrôleur n’était pas là. La prochaine fois je me munirai d’une casquette.
Le TGV filait sans trop d’entrain  avant de s’arrêter en pleine voie. Nous pûmes lire sur nos portables qu’un animal s’était égaré sur les rails. Une nouvelle version nous fut ensuite proposée, Inoui est très créatif. L’électrification de la ligne était défectueuse. Nous allions être débranchés et détournés sur une voie de garage. Non, je suis mauvaise langue, sur l’ancienne ligne. 
Dans l’espace restauration plus lumineux et propice à l’écriture un autre énergumène pérorait sans discontinuer. Il illustrait bien ce genre de cavalcade orale qui ne perd jamais son fil ni son haleine, dans un mouvement perpétuel de complotisme, d’affirmation de soi, de savoranolade (néologisme) et de rancœur généreuse. Bref la négativité prétentieuse montée sur pattes. Le type tout de même très savant happait littéralement les malheureux qui venaient s’asseoir à ses côtés. J’ai tenté de sauver de sa harangue une pauvre étudiante dont il abusa de la gentillesse pendant au moins trente minutes sans qu’elle puise placer un mot. Il n’avait besoin que d’un mur pour se renvoyer la balle à lui même. C’était l’homme « citrinitas » de la soirée, sa caricature ? Un monument,  digne du fameux dîner de cons. On eut droit à tout ; « tout n’est que manipulation, solutions inefficaces et  imparfaites, décisions tyranniques,  tout fout le camp, bla-bla… »

Je me suis demandé avec effroi ce que cette apparition venait me dire. Sans doute de cultiver plus d’optimisme  et d’être moins affirmatif  dans mes critiques.

On nous annonça ensuite plus d’une heure de retard, et davantage encore au fur et à mesure que nous foncions vers le sud intense.
Epuisé je trouvais refuge dans mon ordinateur qui était censé me permettre de suivre le match de rugby contre les Fidji mais il m’aiguilla plutôt, sans que je sache comment ni pourquoi ,vers un superbe spectacle footballistique entre le Brésil et le Sénégal. Retour sur le plancher des vaches ou l’on pousse la petite balle avec les pieds. Les joueurs auriverde ont comme chacun sait une tunique jaune, mais à parements verts (pour garder l’espérance). 

Cette gratification fut cependant fatale à ma machine connectée dont la carte internet s’avéra le lendemain défectueuse. Je l’ai amené depuis chez le docteur miracle, à pied toujours car le pneu avant de mon vélo était crevé. Et avant de mettre un point final à ce post je me suis mué en technicien dans les entrailles d’un aspirateur qui avait avalé de travers des pastilles de sel et rugissait d’impuissance. Ma fonction inférieure a daigné s’éveiller pour  identifier le problème. La « citrinitas » n’est-elle pas justement un moment propice pour la mettre au travail ?

 

1 Le concept d’histoire. Dans « La crise de la culture ».

2 Ce fameux processus cher à l’analyse marxiste ou à l’eschatologie chrétienne ne doit pas nous faire ignorer l’importance des personnalités exceptionnelles qui surgissent en temps d’apocalypse pour le sauver et pour en modifier le cours (Churchill, De Gaule).

3 Il ne s’agit pas pourtant d’oublier les « événements sans cause » qui peuvent le rendre imprévisible, voire le contester

21 novembre 25

Bertrand