Le livre rouge et les trois couleurs

 

Le livre rouge de JungIntroduction générale

Le Livre rouge de Carl Gustav Jung a été présenté dans son intégralité au public français au début des années 2010. Sa lecture, puis sa relecture, et les interrogations qu’il a suscitées depuis, vont nourrir le troisième opus de l'auteur ( bertrand de la Vaissiere).

La question se pose aujourd’hui de savoir à quoi l’ étrange ouvrage qui traduit et interprète l’expérience personnelle, singulière de Jung tout en s’inscrivant dans un contexte donné, celui d’une aspiration à une renaissance spirituelle et culturelle, nous engage aujourd’hui ?

La déclinaison des trois couleurs de l’œuvre alchimique en psychothérapie pourra être renouvelée à partir de certains contenus du Livre Rouge, ce qui donne son titre au nouveau livre.


Quels sont les objectifs de ce troisième opus ?

Continuer d’ exposer une forme de psychothérapie particulière, qui s’appuie résolument sur l’écoute et la manducation des rêves, selon une herméneutique et une description du processus de transformation balisées par Jung dans ses ouvrages de psychologie alchimique. Cette psychothérapie sera symbolique dans la mesure ou l’on considère les symboles comme des nourritures et des principes actifs. Elle n’abolit pas les formes plus ordinaires de traitement, ou ne se substitue pas à elles, autant qu’elles ont nécessaires. Elles le sont souvent compte tenu du défaut d’éducation, de l’effondrement des structures, de la pression due aux modes d’organisation de la société, etc. Et plus généralement de la présence du Mal..
Cette psychothérapie analytique jungienne correspond donc à la fois à une possibilité de survie et à une quête de sens.

 

Dans le premier opus Le travail des rêves, Clinique alchimique, la déclinaison des trois couleurs de l’opus alchimique, qui qualifient les phases principales de la confrontation puis de l’alliance avec l’inconscient en psychothérapie, a été amorcée. Elle laissait plusieurs problèmes en suspens qui se sont d’ailleurs présentés depuis dans la clinique de l’auteur.

Et notamment celui de la nigredo(œuvre au noir) ? Dans quelles conditions cette phase pénible et dépressive doit elle être considérée aussi comme une expérience de type chamanique, inévitable pour certains, et, ou, correspondant à leur vocation particulière, au delà de la crise psycho- pathologique sous les dehors desquels elle se présente parfois ?

Celui de la distinction entre l’albedo (œuvre au blanc) et la rubedo (œuvre au rouge). Ce qui amène à se demander quels sont les objectifs d’une analyse, et comment en évaluer les résultats, en s’appuyant sur l’inconscient lui-même ? De quoi faut-il se contenter ? D’une reprogrammation intérieure, des modifications de la structure psychique d’une personne dont commencent à témoigner les rêves ou qu’ils anticipent, d’une compréhension intellectuelle qui va permettre une relecture de l’histoire vécue, ou doit-on espérer davantage : une pleine incarnation, originale, singulière, et une réorientation de l’existence en fonction de ce qui a été identifié, assumé, compris, enregistré ? Jusqu’où doit aller l’analyse ? A partir de quand la présence du thérapeute ne s’impose t’elle plus ?

Celui du sens de la rubedo elle-même. Est-ce que cet accomplissement correspond forcément à une réalisation concrète ?

Le deuxième opus Les énergies du mal s’attaquait en quelque sorte à la montagne et tentait d’éclairer, matériel clinique à l’appui, comment le problème du mal se présentait dans les rêves et dans la vie de patients très ordinaires. L’immensité et la complexité du problème du Mal, qui a nourri la passion éthique mais qui a aussi donné lieu à tant d’apories philosophiques, aurait sans doute mérité un traitement plus approfondi et l’ouvrage pourrait être largement complété, comme cela a été déjà dit. Quoi qu’il en soit l’auteur n’en renie pas l’un des axes, à savoir que les énergies du mal sont aussi des énergies de vie et ne deviennent des énergies du mal que par notre incapacité à les métaboliser.

Si l’œuvre au rouge correspond à une phase d’incarnation pleine et si elle se traduit par une alliance plus sensible et surtout plus naturelle avec des dynamiques archétypiques, on peut s’interroger sur le devenir de ces énergies dites du mal et, question presque scandaleuse, se demander quelle est la place du mal, ou de ce que l’on a pris l’habitude de considérer comme tel, dans la rubedo ? L’œuvre au rouge n’est-elle pas aussi tout simplement (sic !) un dépassement de l’opposition entre le bien et le mal, et de l’idée que nous nous faisons de chacun de ces termes ?
En termes plus simples, est ce qu’un être humain qui est « ressuscité d’entre les morts », qui est devenu plus vivant après une psychothérapie ou une analyse, est forcément quelqu’un de correct, lisse, adapté à la société ? Ou plutôt va-t-il s’autoriser à être une personne qui ne souffrira pas trop d’être civilisé et dont le comportement déroutant n’en exprimera un sens plus difficile à discerner par ses contemportains ?

Le Livre rouge a été présenté dans son intégralité au public français au début des années 2010. Il n’est absolument pas référencé dans les deux premiers opus de l’auteur qui s’en était volontairement tenu à distance. Sa lecture, puis sa relecture, et les interrogations qu’il a suscitées depuis, vont nourrir le présent opus. La question se pose aujourd’hui de savoir à quoi cet étrange ouvrage qui traduit et interprète l’expérience personnelle, singulière de Jung tout en s’inscrivant dans un contexte donné, celui d’une aspiration à une renaissance spirituelle et culturelle, nous engage aujourd’hui ?

La présentation des trois couleurs pourra être renouvelée à partir de certains contenus de ce Livre Rouge, ce qui donne son titre à cet ouvrage.


Extraits du chapitre Le livre rouge et la nigredo (l’œuvre au noir)

De la nigredo

Ce qui va suivre parlera davantage à ceux qui n’ont pas pu, ou ne pourront pas, faire autrement que de descendre dans les profondeurs les plus dérangeantes. Comme cela a été dit précédemment nulle psychothérapie ne peut faire l’économie du travail sur l’ombre, le refoulé, l’inaccompli, cet autre de nous qui doit être rencontré, avant d’être assumé. Mais la nigredo c’est encore autre chose, c’est la rencontre avec les énergies nucléaires. Celles là sont les plus éprouvantes et elles peuvent être dangereuses. Leur maîtrise impose un travail, difficile et couteux qui ne peut être accompli sans l’aide d’un tiers et, disons le, qu’avec l’aide de puissances transcendantes. C’est-à-dire que dans ces moments là on est entièrement soumis au destin, prisonnier de l’inconscient, de ses tours néfastes et de ses lois.

Les énergies de dépassement et de création, quand elles ne peuvent trouver une juste place, sont susceptibles de mener à la révolte et à la violence, au nihilisme ou au désespoir. Leur intensité se donne alors libre cours et cela est vrai dans les vies privées comme dans la vie publique. Il suffit apparemment d’un rien on le sait, d’un échec, d’une déception, d’une frustration, d’une incapacité, d’une rumeur, d’un sentiment d’injustice, quand ce rien s’inscrit dans une succession de riens, quand il renouvelle la brulure ou l’effroi d’une carence ou d’une impuissance, pour que le couvercle saute, pour que l’appareil psychique se détraque et ne joue plus son rôle d’intégrateur, pour que les limites soient abolies dans des passages à l’acte, pour qu’une noire dépression s’installe.

On subit alors ces énergies au lieu de les agir et d’être nourries par elles. Ce sont elles qui nous bouleversent, nous fragilisent, finissent par occuper de façon désordonnée tout le champ de la conscience. Les affects deviennent démesurés, les pulsions sont invivables, le centrage de la personnalité est rendu impossible, l’orage gronde et l’eau envahit la terre. Ce qui est vécu alors peut relever de la nosologie classique. « La psychopathologie c’est le mal », comme le rêvait un jour une thérapeute.

Il se trouve que certains doivent aller à la rencontre de ces énergies et faire l’expérience volontaire, ou non, mais surtout consciente, de ce dérapage, de cette sortie de route, de cette folie, et en réchapper. Être brassés, submergés, par les forces de la vie, ou de l’esprit, quand elles deviennent presque démentielles, et par les images qui leur correspondent, et tenir bon, garder les yeux et l’âme ouverte.

Ce qui n’est pas simple car la rencontre de ces puissances surhumaines implique surtout le fait de leur être soumis, et de faire l’expérience de la plus radicale impuissance (avant d’être remodelés, re-formulés, ressuscités, bref tout ce qu’on peut espérer et qui pourtant se fera attendre tant l’épreuve peut durer). Et consiste à être incendié, ou pétrifié, ou glacé, et à subir la destruction de toute liberté, de tout libre arbitre, sans autre réponse possible que d’encaisser le choc de ces images et de ces forces en s’efforçant de ne pas se confondre avec elles. Ensuite il ne sera que de laisser faire la nature. La vie et les rêves amènent le mal qu’il faut déguster à la louche, tout ce plomb détestable qui nous enfonce, et c’est pourtant de ce chaos que jaillira une nouvelle lumière, de nouvelles images, à l’issue du jugement de Dieu, ou peut-être de celui du diable.

L’histoire de Job dans la Bible illustre ce que peut être une nigredo de grande ampleur. Celle-ci peut paraître très injuste. Satan arrive à convaincre Dieu de mettre à l’épreuve un de ses plus fidèles serviteurs. Job est alors maltraité sans ménagements. Il flirte avec la colère et le désespoir. Ses malheurs ne cesseront qu’après qu’il se soit soumis inconditionnellement ou, plutôt qu’il ait renoncé à tout comprendre. Et notamment que la théorie de la rétribution ne suffit pas à justifier ce qu’il a enduré. « Je mets ma main sur ma bouche ».
Bel exercice dont l’issue est prometteuse qui pourrait être une source d’inspiration pour nous. Job rentre dans ses possessions, il est rétabli dans son honneur, et surtout il acquiert une autre lucidité. Il sait mieux désormais ce qu’il en est du divin, ce qui augure peut être une nouvelle humanité (laïque) et, si l’on se fie à l’interprétation jungienne, il introduit plus de conscience dans le monde du créateur tout puissant.

Toutes les œuvres au noir ne sont peut être pas aussi torturantes. L’inconscient mesure ses effets à l’aune de nos prétentions, de nos résistances et de notre vocation.

La voie d’un plus grand nombre

Synchronicité

Nous sommes au vingt et unième siècle, le Livre rouge vient d’être porté à la connaissance d’un plus large public. Jung se défend dès l’abord de cet ouvrage de faire œuvre scientifique et de rechercher une quelconque gloire en livrant ce qu’il va livrer. Il ne s’y est résolu que sous l’aiguillon d’une impérieuse nécessité. Selon un regard actuel qui tient compte des synchronicités, on ne peut que s’inquiéter d’une telle parution aujourd’hui où le catastrophisme et la collapsologie ne sont plus seulement le prurit des sectes illuminées et des Savonarole mais le discours de ceux, scientifiques et décideurs, dont l’exigence de rationalité est (ou devrait être) beaucoup plus haute.

Si le moment de la publication de l’expérience de Jung correspond à un sens, ce à quoi sa lecture et sa méditation nous engagent est autre chose qu’un passe-temps érudit et une nouvelle acquisition de connaissances sur les fondements ou la genèse de la psychologie analytique.
Et surtout il y a lieu alors de penser que son expérience concerne un plus grand nombre de personnes pour que la voie de l’à-venir qu’il annonce advienne. Donc que ce plus grand nombre doit passer par une œuvre au noir.

Cette voie est pourtant difficile et dangereuse, elle exige d’être bien présentée et accompagnée. Elle donne une orientation différente à la psychothérapie et à la psychanalyse puisqu’elle va livrer ceux qui l’empruntent à l’esprit des profondeurs. Et l’on ne peut se trouver relié à celui-ci que par une grâce, ou une disgrâce, ou en vertu d’une audace dont on ne pèsera jamais à l’avance toutes les conséquences.

Si les témoignages jungiens sont d’actualité, s’ils correspondent à une synchronicité, leur écoute devient urgente. Le paradigme n’est plus celui du développement personnel et de l’individualisme, mais celui du salut et de l’individuation ce qui est autre chose. La plongée dans l’inconnu le plus sombre et la rencontre virile de l’adversité psychique (voire de l’adversité tout court), puis la pratique de la conjonction des opposés par le plus grand nombre seront un garde fou et une antidote à l’entropie galopante qui affecte nos sociétés. Elles imposeront aussi à ce plus grand nombre qui en aura la vocation un certain nombre de sacrifices.

L’individuation, et son corollaire, la nigredo, dans ces conditions ne seront plus un sport d’élite. Elle correspondront à la charité que ceux qui en sont capables doivent à leurs semblables.

Si une telle mission donne évidemment une autre ampleur à la psychothérapie, il est hors de question d’en décrire d’entrée de jeu la perspective à des patients ou à des analysants. Elle doit cependant être gardée à l’esprit afin de pouvoir être énoncée en cas de nécessité, lorsque l’espérance les déserte. Maigre consolation pourrait-on dire que celle de savoir qu’on travaille à une œuvre de portée collective et pourtant l’acceptation un peu mieux que résignée du sacrifice signe bien l’ouverture à une dimension non égotique.